samedi

Coincée au carrefour

Je suis déjà passé par ce carrefour à plusieurs reprises. Je me rappelle une fois en particulier, il y a bien longtemps, où je n’osais pas vraiment m’en approcher, car il était gardé par des soldats armés. En regardant de près, j’ai remarqué qu’il ne s’agissait pas de vrais soldats, mais de figures en carton. Bizarrement, j’en avais tout aussi peur, et cette fois-là, j’ai rebroussée chemin.

Plus tard, devenue sans doute un brin cynique, quand je suis arrivée au carrefour j’ai fermé les yeux, j’ai tourné sur moi-même plusieurs fois comme une toupie, et puis j’ai pris le chemin qui se présentait devant moi. À cette époque, j’étais plus que persuadée que tous les chemins se valaient, que tous les chemins menaient au même endroit, et que les obstacles, difficultés et agréments de chaque itinéraire étaient strictement identiques en nature, ne différant que dans leur ordre d’apparition.

Aujourd’hui, je n’ai plus de certitudes. Ou, plus exactement, je dirais que ma seule certitude est de savoir que j’ai eu tout faux jusqu’ici sur toute la ligne, et que je n’ai rien, mais ce qui s’appelle strictement rien compris au sujet du carrefour. La preuve, c’est que j’y suis de nouveau. Donc, tous les chemins que j’ai déjà pris n’ont servi qu’à me ramener ici même. Pour prendre un autre chemin. Pour essayer un autre chemin. Car, forcément, il doit y avoir un chemin parmi eux tous qui permet de s’éloigner d’ici, de progresser, d’avancer, de passer à l’étape suivant, de voir ailleurs, découvrir autre chose. J’en suis persuadée. Cela n’aurait pas de sens, un carrefour dont tous les chemins ramenait le promeneur au point de départ.

Est-ce parce que je me promène que je me retrouve toujours au même endroit ? Un autre état d’esprit me permettrait-il de décoller de ce labyrinthe, peut-être ? Pour bien choisir sa route quand on arrive à un carrefour, il faut peut-être se prévaloir d’une autre démarche, avoir en tête une destination, et, là encore, j’achoppe. Car je suis de ceux qui croient fermement que toutes les destinations se valent, et qu’il n’y a que le voyage qui importe. À ce moment-là, pour être logique, je devrais m’en contrefiche d’être de nouveau devant le carrefour, puisque de toute façon je n’ai l’intention d’aller nulle part en particulier. Seulement, je sens bien que l’absence volontaire de destination n’équivaut pas à l’envie de rester toujours à la même place.

Ou bien je reste ici et je décris minutieusement ce carrefour, et ainsi j’apprendrai peut-être quelque chose, ou bien je dois m’attaquer à l’autre aspect, à l’aspect cartographique, à savoir comment trouver LE chemin qui me permettrait de m’évader, d’arriver ailleurs qu’ici.

Il s’agit peut-être d’un faux dilemme, car quelque soit le chemin que je prends, au début je vais avoir l’impression agréable d’aller quelque part. Dans un premier temps, au moins, je vais m’éloigner du carrefour, voir du paysage, faire du chemin, voyager, avancer, etc. Je serai parée à toutes les difficultés ; je n’en ferai qu’une bouchée. Je prendrai toutes les dispositions pour apprécier au mieux les agréments, au moment où ils se présenteront. Alors, où est le problème ?

Ce carrefour me pose problème, effectivement, car il revient sans cesse, comme une petite voix dans ma tête qui me demande ou, plutôt, qui m’oblige, de par son insistance, de creuser le sujet, ne serait-ce que pour faire taire une fois pour toutes ce léger malaise carrefourèsque. « Ah, encore ce carrefour », dit-elle, la petite voix, « Qu’est-ce que tu vas en faire cette fois » - car elle me tutoie – « Est-ce que tu vas prendre le temps d’essayer de résoudre cet énigme et cesser de te retrouver régulièrement au même endroit ? ». Il se peut qu’énigme il n’y en a point, et qu’il suffit de me concentrer sur la question pour la voir s’évaporer d’elle-même. Il suffit, parfois, de laisser libre expression à toutes ses petites voix pour les permettre de se faire silence. Une petite voix qui revient tout le temps est bel et bien une petite voix que l’on n’écoute pas, qui n’a pas l’impression d’avoir été réellement entendue, alors elle répète inlassablement son message jusqu’à ce qu’on lui consacre un peu d’attention.

Alors, petite voix, que veux-tu me dire exactement ? Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant pour toi ou pour moi ou pour nous deux, autour de ce carrefour ? Parle ! Je suis prête à t’écouter.

« Oui », dit la petite voix, « mais est-ce que tu vas prendre en compte ce que je te dis ? »

« Je ferai de mon mieux, en tout cas, sinon je ne vois pas l’intérêt de m’arrêter ici et de faire semblant. Ce serait une perte de temps pour nous deux ».

« D’accord, alors, je ne sais pas précisément pourquoi, mais je suis ici pour t’avertir d’un danger. Il ne faut pas prendre ce carrefour, ni les carrefours en général, à la légère, car il y a tout de même des enjeux qui s’y opèrent ».

« Ah, me voilà intrigué » dis-je. « Essaie de continuer ».

« Il est important de bien négocier le carrefour. Sinon, tu risques effectivement de te retrouver de nouveau au même point dans pas long temps. Alors que, en bien choisissant ton chemin, tu pourrais peut-être t’approcher d’une destination, ou du moins d’un endroit plus favorable ».

« Plus favorable ?» dis-je. Décidemment, écouter une petite voix de temps en temps peut s’avérer fascinant. Néanmoins, je sentais mon impatience monter. Je n’avais pas vraiment envie de passer le plus clair de mon temps à faire du surplace ; j’avais quand même envie de me promener, selon mon habitude, c’est à dire de mettre un pied devant l’autre et déambuler, favorisant ainsi la circulation des systèmes sanguins et lymphatiques, et ainsi oxygéner le cerveau afin d’optimiser son fonctionnement. J’ai trouvé un compromis. Sans choisir de chemin à proprement parler, j’ai décidé de marcher en cercle autour du carrefour, histoire de prendre quand même de l’exercice, en attendant de pouvoir me mouvoir dans une direction donnée.

« Bon, je continue à t’écouter » dis-je, en tournant résolument en rond.

« Je ne sais pas si je peux t’en dire plus » dit la petite voix.

« Quoi ? Tu m’obliges à m’arrêter pour t’écouter et en fin de compte tu n’as rien d’autre à me dire ? »

« Je suis désolée, je ne sais pas pourquoi les choses se passent ainsi. Je ne suis qu’un petit signal d’alarme sans beaucoup d’explications. Et puis, je t’en ai peut-être déjà assez dit. Tu dois essayer d’élucider mes dires ».

Sur ce, la voix s’est tue, et je me suis retrouvée dans le silence, avec tout loisir de réfléchir.
Ce que j’avais retenu, c’était qu’il y avait peut-être un danger caché, et qu’en bien choisissant mon chemin, je pourrais peut-être m’approcher d’un endroit plus favorable. Plus favorable à quoi ? Elle n’était plus là pour me répondre. Agaçantes, ces voix qui n’en disent pas assez, qui se prononcent sur un sujet, juste le temps de semer la pagaille dans son bel calme intérieur. J’avais peut-être eu tort de l’écouter, mais je savais qu’au fond je n’en avais pas eu le choix. Si je ne l’avais pas écouté cette fois, dans peu de temps je me serais retrouvée de nouveau ici, au même endroit, avec le même doute et le même mal-être qui seraient devenus de plus en plus oppressants.

Danger. Choisir. (ranger, loisir). Pas après pas je laissais ces concepts s’infiltrer en moi, en espérant qu’ils trouveraient un écho, une réponse, une solution. À cet instant, il n’était pas question de tricher et de suivre hardiment mon chemin aléatoire ; j’étais coincée.

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