mercredi

Vitis vinifera


J’ai commencé mon existence au milieu d’un paysage vallonné et doux, tempéré en hiver et ensoleillé en été. Je n’avais vraiment pas à me plaindre. Je coulais des jours paisibles, quand soudain mon propriétaire m’a vendu à un gentleman d’ailleurs. J’ai été arraché à mon lopin de terre, emballé dans du papier journal humide, et dispatché vers une contrée plus septentrional de 12° de latitude.
Quand je suis arrivé là-bas, j’étais désorienté par le voyage. Je n’avais que des souvenirs vagues de mon existence auparavant. Des bribes floues, à tel point que je ne pouvais distinguer entre souvenirs réels, souvenirs inventés, fantasmes et rêves éveillés. Sans doute ma mémoire génétique recelait aussi des souvenirs lointains, de notre première domestication, quand on a fait dévier le cours de ma croissance pour la rendre horizontal au lieu de vertical. Mes ancêtres grimpaient aux arbres. De sexué je suis devenu hermaphrodite. Avec le temps, j’ai retrouvé un peu de mon passé ; la sensation de rosée matinale, par exemple, qui annonce un après-midi de grande chaleur.
Toujours est-il qu’au moment de me retrouver dans la serre j’étais las du voyage. Dans un premier temps, je me suis contenté de m’acclimater. Je n’ai pas vraiment souffert de la température, car j’étais protégé par une grande verrière. Mon nouveau propriétaire était un homme riche à la retraite. Il avait sillonné les mers du monde dans la marine marchande, et entendait s’entourer des plus beaux fruits de la terre dans un coin de son pays natal.
Ce qui me manquait le plus était le vent. Le cher vent d’Autan, qui pouvait souffler en toute saison, parfois doucement, parfois avec plus d’insistance. Il faisait naguère frémir mon feuillage, le saupoudrait par moments du sable du Sahara, ou d’une fine couche d’humidité. Il est vrai qu’en contrepartie, j’étais épargné les grosses balles de grêle qui trouaient mes feuilles et décimaient mes grappes lors d’orages violents.
Dans mon terroir natal, j’étais entouré de mes semblables, à perte de vue. J’étais jeune, et je trouvais la présence des miens rassurante ; à vrai dire je ne souffrais pas d’être ainsi noyé dans la masse, je ne m’étais jamais posé la question de l’identité individuelle. Et je ne saurais jamais ce qu’il en aurait été si je n’avais pas été arraché à mes rêveries par ce capitaine marchand à la retraite qui m’a planté dans son domaine en compagnie d’un pêcher et d’un abricotier…
Au début, on était choyé. Un jardinier venait tous les jours s’occuper de nous. On aurait dit qu’il n’avait rien d’autre à faire. Il nous donnait exactement ce qu’il nous fallait d’engrais et d’eau, de terre et d’espace. Il nous aimait, ça se sentait. Ça aidait à faire passer mon vague à l’âme. Parfois il sifflait un air, parfois il s’asseyait dans un fauteuil en rotin au coin de la serre et fumait une pipe. Quand la saison le permettait, il laissait la porte grande ouverte du matin jusqu’au soir - une poule écervelée venait picorer par ci et là, criait sa bêtise, et s’en allait rejoindre ses copines cacophones. Il nous taillait à merveille, on était la fierté de la maison. Les convives à table étaient régalés de fruits frais dans un endroit où tout devait être importé, mise à part les framboises, quelques fraises, et des groseilles à maquereau.
Le plus bizarre était la lumière. En été, les jours semblaient interminables. Ce n’était pas le grand éclat de mon soleil du sud, mais la lumière persistait jusqu’à tard dans la soirée, comme si le soleil n’avait pas envie d’aller se coucher. Les gens du village profitaient de la douceur, venaient se promener dans les environs, riant et bavardant, et le jardinier leur montrait ses protégés avec fierté, leur faisant goûter à nos délices. En hiver, par contre, on vivait dans un tunnel obscur. Le jour se levait péniblement, tard dans la matinée, et s’en allait presque aussitôt, à peine six heures plus tard, fatigué déjà de sa lutte contre les ténèbres. On était protégé dans notre serre par un poêle à pétrole, mais on sentait la menace d’un froid meurtrier dehors, juste de l’autre côté des vitres.
Autour de la serre poussait un épais gazon luxuriant, d’un vert profond. Il était minutieusement tondu, et s’étalait telle une couche de velours opulent. Après la tonte, le jardinier passait soigneusement un grand rouleau dans un sens et puis dans l’autre, donnant à la pelouse un aspect de rayures satinées, comme un tissu d’ameublement cossu. L’après-midi, de temps à autre, le tintement de porcelaine annonçait le rituel du thé, que les gens de la grande demeure prenaient en plein air, avec ou sans invités. Nul besoin de mettre des plaids par terre pour les enfants, le gazon était plus qu’invitant ; pas l’ombre d’une mauvaise herbe qui pique.
Est-ce que j’étais révolté ? Je ne saurais le dire. Quelque part j’avais toujours senti la velléité d’une liberté totale, d’une fruition fabuleuse, croissance exponentielle, comme si je pouvais prendre ma revanche sur ceux qui m’avaient cultivé en allant montrer de nouveau mes baies au ciel, en offrant mes grappes aux créatures des hauteurs… Mais je n’avais pas accordé beaucoup d’importance à ce genre de question. Jusqu’au jour où on n’a plus revu le jardinier.
Ce fut d’abord la maison qui est restée à l’abandon. Le vieux capitaine à tiré sa révérence, et je suppose que ses descendants ont préféré aller à leur tour voir autre chose que ce coin si merveilleusement vert. Dans un premier temps, le jardinier continuait à apparaître, non pas tous les jours, mais assez régulièrement. Je l’ai vu, lui aussi, vieillir, d’une manière calme et digne, comme s’il avait réussi à s’accorder d’abord avec les saisons, et puis, à force, avec les cycles de vie. On n’allumait bientôt plus le poêle qui sentait tellement mauvais, mais qui était notre seule source de chaleur au fond de l’hiver, étant donné le comportement démissionnaire du soleil.
Sans en avoir décidé ainsi, je commençais à pousser de façon quasi-anarchique, du moins, eu égard à ma croissance contrôlée jusque-là par sécateur et treillis. En été, les gens du village traversaient le pont et entraient dans la propriété abandonnée. Ils m’adoraient, mais ils ne me comprenaient pas. Ils poussaient des cris d’émerveillement, tous ces fruits, regardez les grappes ! Est-ce possible qu’un seul pied de vigne donne autant de fruits !!! J’étais devenu énorme, j’étouffais mes confrères moins vigoureux, mais j’étais impuissant à stopper ma course, et eux, les badauds qui étaient mes compagnons de fortune, se contentaient de me soulager de quelques grappes et d’ouvrir grand leurs yeux d’étonnement. Au moins j’aurais servi à ça, pensai-je. Mais plus je poussais, plus je devenais impressionnant en volume, et moins mes fruits avaient de sucre. Bientôt les enfants les recrachaient, préférant leurs horribles groseilles poilues.
Je ne sais pas combien de fois les périodes claires ont alterné avec des périodes obscures. À vrai dire, avec la disparition des gens de la maison et puis du jardinier, il y avait de moins en moins d’événements pour marquer le passage du temps. Le gazon restait imperturbablement vert en toute saison, même si les rayures resplendissantes se sont vite confondues en un tapis uni de plus en plus touffu. Les vitres devenaient crasseuses, et les arbustes et quelques arbres dans notre champ de vision gardaient eux aussi leur habit de verdure, même quand celui-ci fut recouvert d’un manteau blanc.
Ce n’était que quand mes branches venaient à frôler le plafond en verre que j’ai eu mes premières vraies envies d’évasion. Sentir le vent de nouveau ! Qu’est-ce que j’avais fait toutes ses années, enfermé, coupé du monde réel, exilé de la nature, cramponné dans une forme qui ne m’était pas naturelle, mais qui m’a été imposée par l’homme ? L’homme, l’espèce qui a domestiqué mon genre pour son bon plaisir, et l’individu qui m’a arraché à mon terroir pour ensuite m’abandonner à mon sort. Oui, j’allais me libérer, ce n’était qu’une question de temps.
Quand la sève s’est mise à monter ce printemps-là, je sentais venir l’occasion. J’étais au plus haut de ma force, résolument décidé à profiter de ma croissance annuelle pour dépasser mes limites, sortir de ma prison, et enfin rejoindre l’air libre. Sans l’aide de personne j’ai réussi à pousser mes extrémités à travers une vitre, et puis une autre, jusqu’à ce que nombre de mes ramifications se trouvent entièrement dehors. Comme c’était doux, l’air qui circulait, qui caressait mes bourgeons ! Je me sentais rajeunir à son toucher, et j’imaginais des sons de mon enfance onduler sur son souffle. J’entendais pour la première fois la rivière juste à côté, partageais l’excitation générale des villageois quand les saumons commençaient leurs tentatives têtues de remonter la cascade, me délectais des cris et disputes quand un poisson tombait dans les mains d’un braconnier heureux.
Toute cette agitation m’est montée à la tête, je voyais de plus en plus loin, les toits en ardoise grise, la fumée qui sortait des cheminées, les nuages qui traversaient sans cesse le bleu pale du ciel. J’offrais mes raisins aux oiseaux, m’entretenais avec les écureuils, une vie nouvelle s’ouvrait devant moi. Je commençais à monter fiévreusement des projets, d’aller plus loin, toujours plus haut, voir et sentir, échanger avec les autres, profiter de ma délivrance...
C’est à ce moment là, dans ma frénésie grisante, que j’ai compris pourquoi j’avais été domestiqué. L’ivresse venait de moi ! Cet état délicieux de vertige, incomparable trouble, quand l’esprit lâche les amarres et danse à la jubilation d’être dans le moment, c’est moi qui permettait à l’homme de l’atteindre, de se réjouir de son existence, de s’extasier devant la nature, de se sentir en communion avec le monde et en paix avec lui-même. Grâce à moi, il éprouvait des émotions tellement fortes qu’une fois qu’il y avait goûté, il ne pouvait plus s’en passer, et ceci depuis la nuit des temps ! Depuis la préhistoire, avant l’écriture, depuis la première fois que quelqu’un a découvert qu’en fermentant, le délicieux jus des fruits de mes entrailles était capable de procurer cet enivrement exquis, j’étais le véritable roi de la terre. Tout ça, je l’avais ignoré, jusqu’au jour où j’avais réussi à me sortir de mon enfermement minable, de cet amas de bois, de verre et de mastic, afin de goûter à mon tour à cette merveille de la vie, à cet instant inimitable de conscience de ma juste valeur !
Intoxiqué par mon rôle crucial dans le système de la vie, je n’ai pas senti les premières gelées nocturnes. J’avais tellement chaud au cœur d’avoir découvert ma raison d’être que je n’avais conscience que de la douceur des flocons qui se posaient sur moi avec une légèreté inouïe, et j’ai pris pour plaisir innocent les frissons occasionnés par leur fonte presque immédiat. J’étais tellement fier de mon pouvoir, je dois avouer que j’étais persuadé d’être immortel. Mais au moment où les enfants ont sorti leurs patins pour faire des figures sur la rivière devenue dur comme le fer, je n’étais déjà plus.
Le printemps suivant, une passante a découvert mon squelette géant qui sortait de ses gonds, brandissant quantité de grappes noircies et recroquevillées sur place, et elle m’a pris en photo. Heureusement, car peu de temps après, la serre a été rasée pour faire de la place à une cour d’école, et sans cette prise opportune, il n’y aurait pas eu la moindre trace de mon histoire.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Quelle merveilleuse histoire !!
Je me suis retrouvée avec ce pied de vigne dans cette serre !!
Bravo !!!
J'ai passé un moment magnifique
Merci !!