mercredi

L'Amour Fou

Personnellement, je n’aime pas l’amour. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je vous dis ça, car je n’en ai jamais éprouvé, alors je suis particulièrement mal placé pour en parler. L’amour des autres, par contre, me paraît parfaitement détestable.

Tout le monde semble courir après « ça », mais d’après mes observations méticuleuses, je ne peux qu’avouer qu’il n’en ressort rien de bon à mes yeux. Libre à vous de pensez ce que vous voulez ; l’amour pour moi est un gouffre à sens unique. On peut y mettre tout ce que l’on veut – et dieu sait que les êtres humains de tous les temps y ont versé le meilleur de leur âme – le gouffre n’est jamais comblé, et tout autour il y a toujours des pèlerins qui meurent par manque d’un peu de bienveillance.

Je disais, donc, que je n’en ai jamais éprouvé, de l’amour, et j’en suis for aise. Car quand il frappe, il est capable de faire d’un être sensé et rationnel une véritable loque lessivée et lamentable. Raison pour laquelle je m’estime privilégié d’y avoir échappé jusqu’ici. Pourvu que ça dure.

Et oui, l’amour est dangereux ! Faites attention ! Vous ne pouvez pas dire que vous n’avez pas été prévenus ! C’est comme la poésie – et les deux sont étroitement liés – ça tue ! Poétiser ce n’est rien d’autre qu’inviter les dieux à déplacer leurs saignantes bagarres en notre sein.

Mais ce qui me déplaît le plus dans l’amour – celui des autres, n’est-ce pas, puisque je n’en ai pas moi-même – c’est ce côté vain. Ça ne sert à rien. Non seulement on n’en a pas besoin mais on voit bien qu’il bousille des vie entières, et s’il ne réussi pas à les détruire complètement, au moins on ne peut pas dire qu’il les agrémente vraiment.

Mise à part cet aspect sournoisement dérisoire, ce qui me dérange outre mesure, ce qui me fait sortir de mes gonds, bah ! C’est que je n’y comprends rien.

En fait, c’est ça. Vue de l’extérieur, l’amour est proprement incompréhensible. On pourrait avoir bac plus 10 en sentiments humains, on ne serait jamais à m’aime de donner ne serait-ce que l’ombre de la moindre petite définition.

Or, à défaut de pouvoir l’expliciter afin de mieux supporter l’omniprésence de la chose, j’ai fait comme tout bon cartésien aurait fait à ma place, j’en ai gardé la trace, en notant soigneusement dans un carnet – ou plus précisément, dans un certain nombre de carnets ; 5 327 et demi, à ce jour - tous les cas les plus funestement énigmatiques, les plus inexplicables, insaisissables, inavouables, indigérables – que je n’arrive pas à assimiler, à oublier – bref, tout ce dont mon pauvre esprit de sans amour ne sait que faire. Prenez n’importe quel cas au hasard, et vous allez voir que le comportement d’au moins un des protagonistes relèvent de près ou de loin de ce qu’on appellerait fou.

Cas n° 0001 – ça fait tache

Au cours de mon enfance, quand mes facultés de discernement n’étaient pas excessivement développées, et ma carapace non plus, j’ai vu un couple se déchirer. D’abord en mots meurtriers, puis en gifles, faisant gicler un sang rouge vif sur paroi blanche. Impossible pour moi d’effacer cette tâche trop rouge de ma mémoire. Le lendemain, j’ai croisé ce couple de tourtereaux bras dessus bras dessous.

« Hier soir j’ai un peu trop bu », balbutia la femme, « et je suis tombée dans l’escalier » continua-t-elle, pour expliquer son nez cassé. Elle riait, et il embrassa sa joue tuméfiée. Leur amour était indemne, mais quelque chose en moi était définitivement brisée. Ce jour là, j’ai commencé le long chemin vers la confusion sentimentale, et le rouge ne s’en est pas allé.

Je pioche encore dans ces cailloux irréductibles qui m’ont rendu l’affect si durement aride, et voilà cas n°364 – Dur à avaler.

A vient de Stockholm et B vient de Londres. Ils se rencontrent chez Lecoq à Paris. Ils tombent amoureux l’un l’autre sur le champ de Mars, mais ne se l’avoue pas. B retourne chez elle à Londres fonder une troupe de théâtre et invite A à se joindre à elle de temps en temps, dans le plus grande ambivalence. Pendant des mois, A fait la navette entre Paris et Londres, où les deux montent leur troupe dans le brouillard épais de leur ambiguïté. Il avait donc tout ce qu’il possédait au monde dans son sac à dos. Or, il n’avait pas le droit de travailler au Royaume Uni, mais il était bien obligé de se garder en vie le temps de savoir si son foutu amour allait aboutir ou pas.

C’est ainsi qu’à la descente du ferry à Douvres, c’était le seul dans le car à devoir passer par le guichet de douane des non ressortissants du CE. Ne le voyant pas venir, le conducteur du car commence à s’impatienter, quand soudain nous avons vu ou plutôt entendu arriver l’ambulance. Le pauvre avait essayé de manger ses bulletins de salaire pendant la fouille mais il y en avait malheureusement trop. Aujourd’hui, ils ont quatre enfants, et le bonheur conjugal rayonne dans leurs yeux. Mais pour moi le goût du papier rêche et presque fatal m’étouffe encore.

Je continue ? Tenez, j’en ai un là, le cas n° 1039, l’écorché vif.

Un ‘couple’ pris dans le cercle infernal, ou vicieux, selon son idée, de la poésie. Ils ont décidé de défier les dieux en se réunissant, une fois par mois, avec d’autres inconscients, autour d’un vers ou deux. Dans la nuit suivant la première soirée leur immeuble a pris feu. Lui savait comment faire. Il l’a poussé par terre pour lui mettre à l’abri de la fumée ; sans penser à lui-même il a mouillé des draps pour sceller les portes et ensuite il a gueulé comme un malade par la fenêtre, pour appeler au secours. Evidemment, elle s’en est bien sortie. Quand la municipalité lui a octroyé l’appartement spacieux en remplacement de son logement minable réduit en cendres elle n’a pas souhaité le « partager » avec lui. On a dîné ensemble quelques temps après, quand il est enfin sorti des soins intensifs. Ses poumons avaient été gravement atteints, et sa mémoire à court terme ne marchait plus très bien. Son patron n’a pas voulu le reprendre à son poste. Qui l’eut blâmé ; le temps de l’apéro il avait déjà oublié ce qu’il avait commandé comme plat ! Moi, j’avais commandé un steak grillé, et l’odeur de brûlé me hante encore aujourd’hui.

Aux dernières nouvelles, elle, toujours pimpante, était devenue hôtesse de l’air. Alors peut-être, qu’après tout, pour certains, ça sert parfois à quelque chose ?

Je suis prêt à en convenir. Dans certaines circonstances, il y a effectivement quelques rares personnes qui en profitent, mais l’amour des autres est un phénomène. Je reste persuadé que l’amour de soi-même en est un autre.

L’amour est un fléau ! Tel un fleuve en cru, ses torrents emportent des troncs d’arbre qui assomment au passage les spectateurs goguenards qui pensaient être plus en sécurité à rester sur les berges.


"Nouvelles de Lombez" éditions Privat 2006

Aucun commentaire: