mardi

Moulin ès lettres

Il n’avait jamais dit à personne ce qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin... de toute façon, il savait pertinemment bien qu’en parler ne servirait à rien. Personne ne l’aurait cru. Ils auraient tous pensé qu’il avait inventé la chose pour nuire à son ennemi juré, pour se venger de l’homme qui l’avait trahi.

Et puis, pour pouvoir en parler, il aurait fallu avouer qu’il avait assisté à la scène. Comment expliquer à quelqu’un d’autre qu’il avait été témoin de la chose, sans éveiller des soupçons à son propre égard ? Pourquoi est-ce qu’il rôdait autour du moulin au crépuscule, ce soir-là ? Et quand bien même il aurait trouvé un prétexte légitime, sinon crédible, pour sa présence sur les lieux, la collecte de bois pour la cheminée, par exemple, sa simple proximité aurait laissé planer des doutes sur lui.

Pendant de nombreuses années ce non-dit avait pesé terriblement sur Jacob, car le fait de ne rien pouvoir dire à personne rendait l’idée de ce qu’il avait vu d’autant plus insupportable. En fait, il y pensait sans cesse, comme à un mal de dents non soigné. Et tout comme cette douleur physique peut être plus ou moins bien cachée par le sujet selon sa personnalité, ou son caractère, de l’extérieur, sa blessure morale aussi semblait se consumer avec le temps et s’atténuer, disparaître. Cependant, restait une cicatrice invisible, susceptible de raviver une douleur fulgurante à n’importe quel moment, au hasard d’un mot mal placé, d’une expression de travers.

Monsieur Marcus, pensait-il, aurait pu comprendre. Monsieur Marcus n’était pas comme les autres. Il aurait peut-être dû lui en parler, lui ouvrir son cœur et se soulager de ce poids trop grand pour lui. Monsieur Marcus, lui, aurait su quoi faire, comment réagir ; il aurait pu lui donner de bons conseils, à l’époque. Mais au lieu de se confier à quelqu’un, Jacob avait choisi la fuite. Aussi bien que, dans l’esprit des gens du village, toutes ces années après, le nom de Jacob était toujours inextricablement lié à ce qu’il avait vu devant le moulin ce soir là, à tel point qu’il suffisait de dire « Jacob » pour que les villageois pensent « moulin » et inversement. En voulant s’en éloigner, Jacob avait resserré le piège autour de lui, et de cela, il était loin de se douter. Je suis sûre que cela lui aurait pesé d’autant plus.

La vérité de Jacob était qu’il se sentait à présent parfaitement libre de retourner là bas, et de dire ce qu’il avait vu ou pas, selon le cas, selon son choix, selon son libre arbitre. Seulement, il ne savait pas s’il en avait envie. Il ne savait pas ce qu’il voulait faire, au juste, en dehors du fait qu’il lui fallait maintenant à tout prix arrêter de ressasser cette scène, constamment. Il devait bien y avoir un moyen de l’effacer, de l’estomper, de la supprimer ou de s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre. Il avait cherché dans tous les sens. Une gomme autodestructrice n’était pas la solution, ni alcool ni drogues, car s’il ne voulait plus voir cette scène-là, il ne souhaitait pas porter atteinte à l’intégrité de sa mémoire en aucune autre façon.

Un beau jour Jacob s’est réveillé avec l’idée que pour ne plus y penser, il fallait justement en parler, refiler la patate chaude à quelqu’un d’autre, oui, c’était ça, et le laisser se débrouiller avec, l’autre, un inconnu croisé dans la rue, quelqu’un au milieu d’une foule, de préférence, quelqu’un qui ne connaissait rien de lui, et qui ignorait tout de l’existence et surtout de l’emplacement géographique du village et plus particulièrement du moulin. Comme ça, il pourrait tranquillement expliquer à cet étranger ce qu’il avait vu ce soir-là, devant le moulin, peut-être sans même dire que la scène avait eu lieu devant ce moulin, ou devant un quelconque moulin, puisque l’étranger ne connaîtrait pas le vrai moulin, car, après tout, pourquoi donner tous les détails – ou, au contraire, ne fallait-il pas justement donner jusqu’au détail le plus infime afin de pouvoir se libérer complètement de l’image, du cliché, de ce tableau d’un soir qui tournait à l’obsession ?

Ensuite, bien sûr, il faudrait que l’étranger passe son chemin, qu’il s’en aille avec la dite image, loin, très loin, ou, à défaut, il faudrait que Jacob s’éloigne le plus possible de lui, de l’étranger, de celui qui détiendrait son secret, dorénavant, si toutefois il arrivait à décrire ce qu’il avait vu suffisant efficacement pour que cela puisse passer effectivement de son cerveau aux neurones et puis dans la mémoire de l’autre --- mais attendez un instant, vous allez trop vite en besogne. Jacob ne voulait que se débarrasser de ce qui devenait une obsession, et il lui importait de s’en libérer, mais après tout, ce qu’il advenait de la scène maudite ne le concernait pas, ne semblait pas le concerner ; il ne se sentait pas concerné par le devenir de ladite scène. Ca s’arrête là, un point c’est tout, se disait Jacob. Effacer. Ne pas garder pour soi. Extérioriser. Si l’autre était capable de capter la nature de ce que Jacob avait vu, tant mieux ; (ou dans un sens, tant pis) sinon ce n’était pas la faute à Jacob, c’est la réceptivité de l’autre qui serait en cause.

Ainsi Jacob s’apprêtait à commettre deux fois la même erreur. Cette fois, s’il mettait en œuvre son intention de vendre le bébé et déguerpir, ce serait à l’étranger de se demander ce que Jacob faisait précisément ce soir-là devant le moulin, et de créer des liens invisibles de cause à effet entre les données qui lui aurait été transmises. Comme Jacob aurait volontairement choisi quelqu’un qu’il ne connaît absolument pas et qu’il allait passer le restant de ses jours à essayer soigneusement d’éviter, il subsisterait au loin un deuxième foyer de potentialité de culpabilité avec Jacob pour centre, dont Jacob ignorerait l’existence, dont il ne saurait strictement rien. Même pas qu’il les aurait lui-même crée, ces foyers, qu’il aurait lui-même semé le doute sans le savoir, sans le vouloir, sans pouvoir faire autrement.

Il n’avait peut-être jamais dit à qui que ce soit ce qu’il avait vu de ces yeux vu, ce soir-là, devant ce fatidique moulin... mais il était en train de s’enfoncer grave, toujours sans faire exprès.

Reste à savoir si sa méthode de lavage sélective de mémoire allait marcher. Il n’en avait pas encore fait l’expérience. Et puis son plan n’était pas sans inconvénients. Aborder un passant, le premier venu, en quelque sorte, quelqu’un qu’il n’avait jamais vu, et, à plus forte raison, qu’il ne verrait plus jamais, pour se confier à cette personne, en était-il capable ? Et même s’il arrivait à interpeller quelqu’un, pouvait il être sûr de retenir son écoute le temps de faire la transmission ? Comment attirer et ensuite garder l’attention de quelqu’un dont il ne savait rien ?

En tout cas, il n’avait pas le choix, il allait passer en revue toutes les possibilités et choisir non pas celle qui semblait être la meilleur, mais celle qui serait la plus facile à mettre en œuvre et susceptible de lui procurer le répit dont il avait tellement besoin, et ce, le plus vite possible.

En attendant de choisir sa méthode, Jacob s’est rappelé qu’il n’en avait parlé à personne jusqu’ici, et il avait subitement peur de ne pas trouver les mots adéquats, de but en blanc. La pression montait, et il sentait que sa tête allait bientôt exploser s’il ne tranchait pas sur la solution incessamment sous peu. C’est alors que, autant pour se calmer de l’état de fébrilité dans lequel le plongeait son non agir, que pour se préparer à mettre à exécution sa méthode une fois choisie, Jacob s’est mis à penser qu’il pourrait peut-être écrire ce qu’il avait vu ce soir-là devant le moulin, à défaut d’avoir pu en parler à quelqu’un. Libre à lui, ensuite, d’utiliser l’écrit pour faciliter la version orale, ou bien d’envoyer ledit écrit à un destinataire – anonyme ou autre.

« Ou bien, je pourrai écrire à Monsieur Marcus, il est toujours à propos de demander conseil en pareil cas » pensa Jacob.

Sachant qu’il n’allait peut-être pas envoyer cette lettre, si une meilleure voie s’offrait à lui, Jacob s’est senti tout de même tout de suite mieux à l’idée de pouvoir l’écrire.

C’est ainsi que, choisissant soigneusement ses mots, Jacob s’exprima ainsi :

Cher Monsieur Marcus,
Je n’ai pas eu le courage de vous écrire plus tôt, et je m’en excuse. Vous avez toujours été très bon pour moi, très compréhensif à mon égard, à tel point que je peux dire que vous étiez à peu près la seule personne qui croyait en moi et qui n’avait que mon intérêt à cœur.

Il m’est difficile de m’adresser à vous après tout ce temps. Je m’en veux d’être parti du village, d’avoir laissé derrière moi ma vie, mon passé, mes amis, ceux qui m’étaient chers, sans essayer de vous expliquer le pourquoi d’un geste si dramatique. Les choses auraient pu tourner bien autrement si j’avais eu la présence d’esprit de vous demander conseil sur le moment, mais j’ai paniqué. C’est dans un état d’urgence et de détresse extrême que j’ai dû me séparer brutalement de tout ce que j’avais connu jusque là, et me lancer dans une course aveugle ; une fuite en avant plus désespérée que raisonnée, pensant sans doute que l’éloignement précipité permettrait l’oubli.

Or, aujourd’hui force est de constater qu’il n’en est rien. Je vis comme un animal traqué, et le souvenir de ce soir-là, mon dernier soir parmi vous, braves gens d’un village en apparence paisible, me poursuit inlassablement. Dès que je ferme les yeux, je revois la scène qui s’est produite devant le moulin, qui a été la cause de mon départ. Je n’en ai encore parlé à personne, et c’est bien là, le plus dur, le plus lourd fardeau à porter. Aujourd’hui, je ferais n’importe quoi pour me libérer de cet étau dans lequel je me suis bel et bien enfermé.

Monsieur Marcus, je vous en supplie, dites-moi ce que vous m’auriez dit de faire si j’avais eu le courage de vous le demander sur le moment…

Il est peut-être trop tard, après tout.

Jacob.

Dans le village, Monsieur Marcus était à peu près la seule personne qui ne considérait pas Jacob comme implicitement coupable. Les circonstances de sa disparition, il est vrai, parlaient plutôt contre lui, mais il n’y avait pas de témoignage oculaire direct qui mettait Jacob devant le moulin avec certitude ce soir-là, ce même soir où Jacob avait disparu.

Dans l’esprit de Monsieur Marcus, qui savait Jacob dans un état hormonal explosif à l’époque de sa fugue, le jeune homme n’était pas forcément impliqué dans tout ça. En tout cas, il était prêt à lui donner le bénéfice du doute.

Jusqu’à l’arrivée de la lettre.

Comment est-ce qu’un seul cliché puisse avoir autant d’impact sur le déroulement ultérieur d’une vie ? Était-ce parce qu’il était resté à l’état d’impression en négatif sur les plaques de la mémoire sans jamais avoir été développé ? Pour le développer, quels produits chimiques, quels supports fallait-il utiliser ? Une fois libérée, l’image continuerait-elle à vivre et à avoir de l’influence, ou s’éteignerait elle d’elle-même sans intervention quelconque ?

Il avait quand même vaguement l’impression qu’il n’avait pas le droit d’en parler ; parce que ce n’était pas son histoire ? Ou parce qu’en parler, ç’aurait été comme bafouer une règle pressentie imparfaitement...

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